Faire connaître la Turquie et ses habitants avec les yeux d'une alsacienne qui y vit depuis 20 ans.

Du bretzel au simit

Yaşar Kemal, le père de Memed le Mince, s'en est allé

Yaşar Kemal, une des plus grandes plumes de la littérature turque contemporaine, sinon la plus grande, a rendu son dernier souffle hier 28 février 2015 à l'âge de 91 ans, après six semaines de maintien sous assistance respiratoire dans un hôpital d'Istanbul, suite à une grave pneumonie.

 

De son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, il naît au sein d'une famille kurde de paysans en 1923, en même temps que la République Turque, dans le village d'Hemite près d'Adana. Il perd son œil droit à l'âge de 5 ans et son père est tué sous ses yeux à la mosquée. Sa jeunesse est loin d'être un long fleuve tranquille...

 

Yaşar Kemal au Consulat de France à Istanbul, mai 2010

Yaşar Kemal au Consulat de France à Istanbul, mai 2010

A l'école déjà, ses poèmes (édités dans la revue « Görüşler dergisi ») et ses écrits ne passent pas inaperçus. Yaşar gratte le saz, cet instrument de musique à cordes traditionnel, avec doigté.

 

Rentré par obligation dans la vie active à 11 ans pour subvenir aux besoins de sa mère, il ramasse le coton, conduit des tracteurs, fait des travaux de maçonnerie et devient contremaître, puis garde-champêtre avant de revenir à ses premières amours, l'écriture. Il continue de travailler en tant que bibliothécaire, son emploi préféré. Différentes revues publient ses poèmes et ses premières nouvelles le sont à l'âge de 20 ans.

 

Accusé de propagande communiste, il purge en 1950 une année de prison après laquelle il s'installe à Istanbul où il devient reporter pour le quotidien turc Cumhuriyet avec qui il collabore durant 12 ans. Durant cette période, il reçoit le Prix Spécial de l'Association des Journalistes pour son reportage “Dünyanin En Büyük Çiftliğinde Yedi Gün” (Sept jours dans la plus grande ferme du monde). En 1951, il décide d'adopter le pseudonyme de Yaşar Kemal, un nom qui deviendra célèbre aux quatre coins de la planète.

Yaşar Kemal reçu en mai 2010 à l'Institut Culturel Français d'Istanbul par Bernard Emié, Ambassadeur de France en Turquie, aux côtés de Jack Lang et Ara Güler

Yaşar Kemal reçu en mai 2010 à l'Institut Culturel Français d'Istanbul par Bernard Emié, Ambassadeur de France en Turquie, aux côtés de Jack Lang et Ara Güler

A partir de 1963, il se consacre uniquement à sa carrière de romancier débutée en 1955 avec « Ince Memed » (Memed le Mince), sorte de Robin des Bois anatolien dont le personnage évoque Mayro, rebelle tué à l'âge de 25 ans lors d'un accrochage avec la police et oncle maternel de Yaşar Kemal. Ce livre traduit en 40 langues... constitue la base d'une série de 4 livres consacrée à Memed.

 

Ecrivain engagé, militant de gauche, l’homme passe une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense et celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés pour compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966 puis en 1971.

 

En 1995, un article publié dans le journal allemand « Der Spiegel » lui vaut un jugement mais il finit par être acquitté. La peine de 20 mois qu'il écope pour un autre article publié dans « Indexon Censorhip » est, quant à elle, ajournée.

 

En 1996, la Cour de Sûreté de l'Etat le condamne à 20 mois de prison à la suite de la publication l'année précédente de son article « Le ciel noir de la Turquie » dans son livre « La liberté d’expression et la Turquie » qui porte sur la question kurde.


Yaşar Kemal, lassé de ses ennuis avec la justice, s'exile durant deux ans en Suède avec son épouse à la fin des années 1970.

Yaşar Kemal avec deux autres grands noms de la culture turque, Ara Güler et son ami de longue date Zülfü Livaneli

Yaşar Kemal avec deux autres grands noms de la culture turque, Ara Güler et son ami de longue date Zülfü Livaneli

Après avoir été marié en 1952 avec Thilda Serrer, une immigrée intellectuelle espagnole qui est emprisonnée aussi à plusieurs reprises et qui décède en 2001 après lui avoir donné un fils Raşit Göçeli, il épouse en seconde noce Ayşe Semiha Baban en 2002.

 

Auteur de 35 romans, de nouvelles, de reportages et d'articles publiés entre 1955 et 1984, l'écrivain collectionne les prix les plus importants de la littérature mondiale et est l'écrivain turc le plus lu et traduit de par le monde.

 

En mai 2010, il est reçu par Bernard Emié, alors Ambassadeur de France en Turquie, dans les jardins du Consulat de France aux côtés d'Ara Güler, l'oeil d'Istanbul, et de son ami Zülfü Livaneli lors de la visite de Jack Lang, ancien Ministre Français de la Culture.

Yaşar Kemal, mai 2010, dans les jardins du Consulat de France, entouré par Bernard Emié, Ambassadeur de France en Turquie, Jack Lang, Ara Güler et Zülfü Livaneli

Yaşar Kemal, mai 2010, dans les jardins du Consulat de France, entouré par Bernard Emié, Ambassadeur de France en Turquie, Jack Lang, Ara Güler et Zülfü Livaneli

Le 17 décembre 2011, Yaşar Kemal se voit remettre au Palais de France d'Istanbul les insignes de Grand Officier dans l'Ordre National de la Légion d'Honneur par Jean-Louis Georgelin, Général d'Armée, en présence de Laurent Bili, Ambassadeur de France en Turquie.

 

A l'annonce du décès de ce monstre sacré de la littérature, Ömer Çelik, Ministre turc de la Culture, déplore la perte d’une « grande âme » et Abdullah Gül, ancien Président de la République salue, quant à lui, l’« Intellectuel aux positions libres et indépendantes » qu'était Yaşar Kemal dont la dépouille sera inhumée demain 2 mars au cimetière de Zincirlikuyu.

 

Pour ma part, je garderai le souvenir ému d'un grand homme dans tous les sens du terme, humble, à la gentillesse et à l'humour exquis qui, derrière cette façade douce, osait dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas, vouait un amour pour l'Anatolie profonde dont il était un enfant et qu'il a su si bien décrire dans ses ouvrages. Ce fervent défenseur des droits de l'homme et de la liberté, tout comme Zülfü Livaneli, aura marqué la Turquie et le monde entier de son empreinte.

 

Qu'il repose en paix au paradis des grands hommes !

 

 

Yaşar Kemal, au premier rang lors d'un concert donné par son ami Zülfü Livaneli à Harbiye, août 2010

Yaşar Kemal, au premier rang lors d'un concert donné par son ami Zülfü Livaneli à Harbiye, août 2010

"Si tu t’acharnes à ce point sur n’importe qui, un chat, un chien, un oiseau qui vole, il aura peur une première fois, une seconde. La troisième, poussé à bout, il deviendra féroce comme un léopard et te mettra en pièces. Il ne faut pas tant s’acharner sur les hommes." (Yaşar Kemal - extrait de Memed le Mince)

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D
Triste nouvelle, j'ai découvert Yachar Kemal à travers son livre "Pêcheurs d'éponges", une suite de nouvelles plongeant au coeur de la Turquie profonde...
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N
Je ne connais pas cet ouvrage de Yaşar Kemal cher Didier, merci pour l'information...