3 Mars 2011
Par le passé, Tatavla était le nom d'un quartier situé au nord-ouest de Taksim, habité par une importante population d'origine grecque. Après l'incendie qui ravage le quartier en 1929, ce dernier est dénommé Kurtuluş, qui signifie "la libération, la délivrance".
Jusqu'à cette époque avait lieu tous les ans un carnaval dont l'origine remonte à environ cinq siècles et dont la date varie en fonction du calendrier pascal.
Des carnavaliers de Tatavla au tout début du XXème siècle - carte postale fournie par Hüseyin Irmak
Durant la période de la Grèce Antique, Dyonisos et Poséidon étaient célébrés lors de festivités, prémices du carnaval. Ultérieurement, la population grecque, majoritairement orthodoxe, fête l' apokriá - nom grec du carnaval qui signifie "loin de la viande" - la veille du début des 40 jours du carême, période bien plus importante dans la religion orthodoxe que catholique.
Le jour du Kathara Deftera - "le lundi pur" en grec -, qui marque également le dernier jour du carnaval, les femmes font le ménage de printemps, nettoient vitres et intérieurs à grandes eaux pour les débarrasser de toute souillure.
A Tatavla, ce lundi qui se situe soit fin février, soit début mars, on défile masqué, déguisé, au son de la musique, comme lors de tout bon carnaval qui se respecte. Les femmes portent décolettés et shorts, on parade à cheval et l'alcool coule à flots durant les trois jours de fête qui s'achèvent avec le défilé du lundi.
Carnaval de Tatavla dans les années 30 - photo fournie par Ömer Küley
Différents quartiers participent à cette fête. Des groupes venus notamment de Pera, Yeşilköy, Arnavutköy, Kemerburgaz, créent costumes et chorégraphies en fonction du sujet choisi chaque année.
Le jour du défilé, des lieux de rassemblement sont définis selon l'endroit d'où on vient. Ceux qui arrivent par Aksaray traversent ainsi le pont d'Unkapanı, ceux qui viennent de Samatya empruntent le pont de Galata. A Pera, ils se rassemblent et descendent par Tarlaşabaşı et Dolapdere avant de rejoindre Kurtuluş, ultime station.
Les groupes venus d'Arnavutköy, de Kemerburgaz et de Yeşilköy arrivant par Şişli se rejoignent à Pangaltı avant de commencer à défiler au son de la musique par les routes principales jusqu'au Kır gazinosu de Kurtuluş en plein centre du quartier. Les groupes musicaux vont ensuite jouer dans différents lieux des alentours.
A l'époque, il y a à Kurtuluş de nombreux potagers et espaces verts où habitants ainsi que carnavaliers vont se retrouver et se divertir à l'issue du défilé.
Défilé dans les rues de Kurtuluş - années 1930 - photo fournie par Ömer Küley
Durant l'Empire ottoman, puis dans les premières années de la République, même si la communauté grecque d'Istanbul est à l'origine du carnaval de Tatavla, musulmans, arméniens et juifs participent aux festivités. Ceux qui ne sont pas concernés par le caractère religieux viennent simplement s'amuser, participer au défilé ou rejoignent les carnavaliers dans un gazino pour écouter de la musique, boire un verre ou deux, danser...
Le carnaval de Tatavla perdure jusqu'en 1941 où l'administration turque va interdire sa tenue.
Entre 1943 et 2009, on continue de fêter l'apokriá uniquement au sein de la petite communauté grecque de la ville, en cercle fermé, qui à Beyoğlu, qui à Moda.
Ces dernières années, une poignée de grecs d'Istanbul se réunissent dans l'une ou l'autre taverne de la ville pour trouver une solution afin de faire renaître le carnaval de Tatavla de ses cendres.
Rassemblement de carnavaliers à Pera, Istanbul dans les années 30 - photo tirée du livre "Beyoğlu 1930"
En 2009, la première édition voit le jour, toujours en milieu fermé. Un groupe composé de 70 à 80 personnes costumées se réunit dans la meyhane de Madame Despina à Kurtuluş.
L'envie de faire revivre ce carnaval se fait de plus en plus forte et en 2010, les rues de Feriköy, Pangaltı et Kurtuluş voient à nouveau passer les carnavaliers, près de 60 ans après la dernière manifestation.
Environ 200 personnes costumées, venues de différents horizons, mais réunis par la même envie de recréer ces moments de liesse existants dans le passé à Istanbul, défilent dans la rue en musique et en dansant, brandissant une pancarte "Tatavla Baklahorani karnavalı" - Baklahorani étant le nom donné au jour où a lieu le défilé. La soirée se termine tard dans la nuit dans une salle du quartier.
Défilé de 2010 - photo fournie par Hüseyin Irmak
Combien d’habitants connaissent finalement cette bien sympathique tradition, peu sans doute. Cet héritage, laissé par une partie de la population istanbouliote, trouve toute sa place dans la mosaïque ethnico-culturelle de la ville.
Quelques craintes ont bien été émises par les ressortissants grecs d'Istanbul, craignant une éventuelle polémique. Les organisateurs sont particulièrement attentifs au bon déroulement de cette manifestation populaire dont le but est d’inviter des hommes et femmes de toutes origines et de tous milieux à s’amuser à l’occasion d’une fête aux origines ancestrales.
Un grand merci à Hüseyin Irmak pour sa disponibilité et la fourniture de toutes les informations nécessaires à la réalisation de cet article. Ayant grandi et vécu de nombreuses années à Kurtuluş, il est un des principaux acteurs de la renaissance du carnaval de Tatavla à laquelle il consacre beaucoup d’énergie et de temps.