Faire connaître la Turquie et ses habitants avec les yeux d'une alsacienne qui y vit depuis 20 ans.

Du bretzel au simit

Mevlâna est entré par la grande porte dans la prison-modèle d'Ümraniye à Istanbul

Article publié dans Lepetitjournal.com d'Istanbul - édition du 22 janvier 2014

 

A la sortie d'Ümraniye sur la rive asiatique d'Istanbul, tout près de la voie de contournement, a été ouverte en 2007 la prison T Tipi. 338 employés s'occupent là de quelques  920 détenus  âgés de 18 à 70 ans avec une moyenne  de 25-30 ans.

La première fois que j'y ai mis les pieds en décembre dernier, j'ai immédiatement ressenti une ambiance et une atmosphère très particulières. Le personnel rencontré était souriant, aimable et semblait heureux de travailler là.

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                                L'entrée de la prison T Tipi d'Ümraniye à Istanbul

Vendredi 17 janvier 2014, depuis quelques heures déjà, la pression monte dans l'attente de cette après-midi pas comme les autres. Une fois arrivée, je dois faire le tri scrupuleux de ce que j'ai le droit de prendre avec moi, mon portable et mes clés étant soigneusement rangés dans une armoire bien fermée. Je découvre ensuite un lecteur optique dernier cri qui enregistre l’image de mes yeux pour l'identification aux passages des  différentes portes et grilles de sécurité.

Je souhaite immédiatement voir la salle de sports où se déroulera la cérémonie à laquelle je suis venue assister afin de connaître la configuration des lieux. Un employé me guide à travers les couloirs où je vois des murs aux couleurs claires, une salle où sont exposées de beaux ouvrages tels des maquettes et des tableaux réalisées par des détenus. Avant d'arriver dans le vaste complexe sportif, j'aperçois au passage des couloirs plus étroits latéraux de part et d'autres et où se trouvent des cellules.

Une fois franchie la porte de la salle de sports, je suis projetée de plein fouet dans le vif du sujet. 17 prisonniers revêtus d'une tenue de derviche tourneur sont en train de peaufiner les dernières répétitions du premier sema  - la danse mystique des derviches - qu'ils vont effectuer devant les autorités et quelques invités dont le sheik mevlevi de Galata Hüseyin Top, arrivé pour la répétition générale, et le sheik mevlevi de Galata, Nail Kesova.


Je demande à rester sur place pour commencer à faire quelques photos et plonger dans cette ambiance surréaliste. Le soleil entre généreusement par deux des grandes fenêtres  et me fait de suite penser à une belle chanson française "entrer dans la lumière"... Les visages que je vois sont encore un peu tendus et je peux le comprendre, le mien l'étant aussi à ce moment-là.

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Une partie des semazen durant la répétition générale en présence de leur professeur Murat Gürsoy et du sheik mevlevi Hüseyin Top

Cela fait à présent plus de huit mois - presque le temps d'une grossesse - que toutes les semaines, à raison de 3 séances de 2 heures (2 fois par semaine au début de la formation)  le mevlevi Murat Zahid Gürsoy fait découvrir le monde de Mevlâna et enseigne entre ces murs la philosophie du plus grand penseur mystique de tous les temps et à l'origine de la création de l'ordre des derviches tourneurs. Le grand jour est arrivé, ce beau bébé qui a grandi patiemment à l'ombre des barreaux va être présenté !

Comment Rumi est-t-il entré en prison ? Il y a environ 1 an et demi, Mehmet Çıtak, à la tête de la prison T Tipi d'Ümraniye depuis 2011, fait venir dans l'établissement qu'il dirige un groupe mevlevi afin de présenter un sema.  A l'issue de la cérémonie, il se pose la question suivante : "Et pourquoi pas nous ?"

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                       Mehmet Çıtak, directeur de la prison d'Ümraniye T Tipi à Istanbul

Il interroge Ömer Gökduman, le professeur des lieux chargé de l'enseignement. Ce dernier a déjà mis en place deux projets dans cette prison-modèle ouverte sur la culture : deux pièces de théâtre, en 2011 "Duvarların dili" (La langue des murs) écrite et réalisée par un prisonnier, interprétée par des condamnés mais aussi orchestrée techniquement par des détenus (son, lumière, direction artistique) et la seconde en 2012  "Bana bir şeyhler oluyor" (Il m'arrive des choses) écrite par Yılmaz Erdoğan et réalisée par Reyhan Ulu dans laquelle des détenus jouent aux côtés d'acteurs confirmés. Ömer Gökduman est emballé par la proposition et se met au travail.

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   Ömer Gökduman, professeur chargé de l'enseignement à la prison d'Ümraniye d'Istanbul

Il s'agit d'abord de trouver la personne capable d'ouvrir à ces hommes la porte de l'amour, de la tolérance, de l'humilité et qui porte vers la lumière. La perle rare étant trouvée, un dossier administratif est constitué et soumis au Ministère Turc de la Justice  qui avalise rapidement le projet. 

Murat Gürsoy explique qu'au démarrage des cours, ces prisonniers étaient agressifs, problématiques, leurs dialogues pauvres. Ils ne faisaient confiance à personne et petit à petit, leur comportement a changé. Ils ont regretté les erreurs faites, leur regard a changé, ils ont commencé à avoir des pensées positives et constructives. Ils ont appris à rêver, leur conversation s'est normalisée, ils ont de nouveau montré du respect et de l'amour...

  Derviches tourneurs de la prison d'Ümraniye à Istanbul

                              Détenus semazen à la prison d'Ümraniye à Istanbul

 

Ce programme de formation scolaire complet qui a débuté le 8 mai 2013 augure d'une perspective très large. S'il le faut, cette formation pourra encore durer des années.

Qu'ont appris ces hommes durant ces presque neuf mois ? Murat Gürsöy répond : "A aimer, à avoir confiance, à croire en quelque chose d'impossible. Avec de l'amour, de la patience, de la foi, ils ont appris à tout surmonter. Ils ont appris qu'avec l'amour on peut gravir une immense montagne. Ils regardent à présent le monde à travers une fenêtre normale, avec amour, avec motivation, leur lendemain avec espoir. Ces cours ont constitué en même temps une thérapie pour eux."

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                                      Murat Gürsoy, enseignant mevlevi

De l'histoire musulmane à celle d'Istanbul (la romaine, la byzantine, l'ottomane, la réelle Istanbul aux 7 collines) en passant par la vie du prophète Mohamed, Mevlâna, sa famille, ses professeurs, ses écrits, les tekke de derviches d'Istanbul, de la Turquie et du monde, la situation actuelle de ces couvents, la famille Çelebi (descendants en ligne directe de Mevlâna), les sheiks, le sema, les semazen, la formation de 1001 jours appelée çile et ce qu'est l'ordre mevlevi, tout cela figure au programme de cette formation hors du commun.

Près de 9 mois plus tard, en l'occurrence vendredi dernier, Vehbi Kadri Kamer, Président de la Chambre de la Direction Générale des Prisons du Ministère de la Justice se rend à la prison T Tipi d'Ümraniye pour assister au premier sema présenté par des condamnés en Turquie... et sans doute de part le monde !

Après les discours des personnalités présentes, cinq semazen prennent tour à tour la parole pour exprimer leur gratitude mais aussi des poèmes écrits de leur plume et évoquant les valeurs qui leur ont été enseignées. Le directeur va ensuite échanger quelques mots chaleureux d'encouragement avec Mehmet qui a la lourde tâche d'endosser la tenue de dede, du maître...

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               Hikmet, représentant des détenus semazen de la prison d'Ümraniye

La cérémonie peut commencer ; quatre derviches musiciens et chanteurs accompagnent le rituel. Tant les officiels que le personnel venu nombreux assister à cette représentation sont sous le charme.

A l'issue de la présentation, Vehbi Kamer vient féliciter les "apprentis derviches" et évoque la possibilité d'étendre cette formation aux autres prisons du pays. Ayant eu l'occasion de visiter toutes les prisons en Turquie, il déclare lui-même être surpris de l'ambiance exceptionnelle qui règne dans ces murs...

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Au centre, Vehbi Kadri Kamer, Président de la Chambre de la Direction Générale des Prisons du Ministère Turc de la Justice, s'entretenant avec les prisonniers semazen et leur professeur

Les officiels ayant quitté la salle, les sheik mevlevi Hüseyin Top et Nail Kesova échangent cordialement avec les semazen, donnant au passage quelques conseils sur des détails techniques quant à la position des mains, les déplacements, etc. Comme le leur dit Hüseyin Top, chaque être humain peut faire des erreurs mais il a l'occasion de se racheter... et c'est une occasion unique qui est donnée là de trouver le bon chemin...

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                  Un geste plein de douceur du sheik mevlevi Hüseyin Top pour Erdinç

Après cet échange chaleureux et très émouvant pour tous et les dede étant repartis, nous pouvons nous asseoir ensemble durant quelques minutes afin que je puisse recueillir les sentiments de quelques membres de cette nouvelle et belle petite famille.

Tous connaissaient déjà au moins le nom de Mevlâna comme tout turc qui se respecte mais sans pour autant savoir ce qu'il a prôné, écrit et ce dont il a été à l'origine.

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    La troupe au grand complet entourant les sheik mevlevi de Galata Hüseyin Top et Nail Kesova

Ali, tout sourire, m'explique qu'une annonce a été faite concernant cette proposition d'enseignement. Les personnes intéressées ont dû rédiger une demande pour y participer. Ce qu'il retient de ces mois passés avec son professeur, c'est l'apprentissage de l'humilité mais aussi celui de constituer une famille en quelque sorte.

Hikmet et sa moustache à la Dali dit avoir appris la patience et l'amour. Pour Erdinç, sans doute le plus jeune de la troupe, il est important pour lui d'être accepté, admis, d'être considéré comme un "ami de Dieu".

Adem dont j'ai observé le recueillement et la conviction qui le portent, a découvert la philosophie de Mevlâna ainsi que le vocabulaire propre aux  derviches.

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                      Adem, en avant-plan et ses 16 compagnons de cellule semazen

Murat se lève et insiste pour que je prenne note de ce qui suit et qui est important pour lui et ses compagnons. "Le prophète Mohamet dit que même si une personne qui a la foi se trouve loin du sommet de la montagne et qu'il est dans le besoin, Dieu lui envoie quelqu'un pour lui expliquer le bien et le mal... et c'est ce qui leur est arrivé avec leurs professeurs..."

Depuis le démarrage de cette formation sans précédent en Turquie et dans le monde, des compagnons de cellule ont émis le souhait de vouloir en bénéficier également.

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                                Salih, un des semazen de la prison d'Ümraniye

Mehmet Çıtak, directeur de la prison, me fait savoir lors de l'entretien qui suit que le groupe constitué va poursuivre sa formation et que d'autres vont être créés vu la demande. J'en profite pour l'interroger sur les liens qu'il entretenait auparavant avec Mevlâna... C'était, selon ses termes, de la "sympathie". Il avait eu l'occasion d'assister à plusieurs reprises à des sema mais ne connaissait pas pour autant la symbolique de la danse ni des différents vêtements portés.

 
  Entrer dans la lumière...

 Entrer dans la lumière... au sens propre comme au sens figuré pour ces condamnés "apprentis derviches"          

A Ümraniye, 260 condamnés suivent également des cours d'écriture, de lecture et une scolarité de niveau collège, lycée et faculté, 22 prisonniers bénéficient de cours de théâtre, 53 font du dessin et de la peinture, 130 des maquettes en tissu et nouage, 42 apprennent à jouer du ney et du bağlama, 20 la cuisine, 14 suivent des cours d'informatique. Les prisonniers bénéficient également d'une salle de sports fermée et de deux ouvertes.

Finalement, c'est l'ensemble des personnes qui habitent ces lieux, certaines pour quelques heures par jour, d'autres pour des durées bien plus longues, qui a bénéficié des leçons de vie et de tolérance apprises et diffusées par  le professeur mevlevi Murat Zihad Gürsoy et le résultat est on ne peut plus édifiant et positif. Vivre ensemble avec ses différences, se respecter, s'accepter, c'est vraiment ce que j'ai ressenti au sein de cette prison.

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                          Premier sema dans la prison-modèle d'Ümraniye à Istanbul

Ce centre pénitentiaire constitue un modèle dans le genre qui, sans aucun doute, fera des émules dans les mois et les années à venir.

On ne ressort pas indemne de quelques heures passées dans cet univers carcéral hors normes  et à l'antipode de certaines idées préconçues qui ont la vie dure ...  J'ai vu briller dans les yeux de ces 17 hommes une petite lumière, une petite flamme qui ne demande qu'à grandir et je suis certaine qu'elle va se développer...

  Cérémonie de sema à la prison d'Ümraniye à Istanbul

              Derviches tourneurs prisonniers à la centrale pénitentiaire d'Ümraniye d'Istanbul

C'est seulement lorsqu'ils sont sortis de la salle de sports et que je les ai suivis du regard, après les avoir salués une dernière fois, vêtus de leur manteau noir sur leur jupe blanche, le sikke - chapeau traditionnel de derviche - posé sur leur tête, regagner leurs cellules à pas feutrés en empruntant un étroit couloir, que je me suis rendue compte que j'étais dans un lieu pas tout à fait comme les autres...

En cliquant sur le lien ci-après, vous pouvez visionner un diaporama photos sur cet événement hors du commun http://youtu.be/Ji1kiA5UTNU

La version turque de cet article est visible en cliquant ici.

 

"Une bougie qui allume une autre ne perd rien de sa lumière." (Hz Mevlâna)

 

 

 

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D
Waooouhhh ! <br /> On commence par la porte en tôle d 'une prison et l'on termine par cette danse céleste !<br /> Impressionné par le souffle de compassion, tolérance, écoute des autres qui règne dans cette prison ou l'équipe responsable fait un travail exceptionnel !<br /> Ce reportage Nath, est tout à fait remarquable, et toi aussi tu as réussi à nous faire entrer dans la lumière !!! Bravo encore et merci !
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N
Respectueux et tolérants sont deux mots qui caractérisent le peuple turc mon cher Doumé et je me réjouis de retourner sous peu dans cette prison pour y voir cette fois-ci une pièce de théâtre montée avec des prisonniers... Un autre reportage d'ici quelques semaines en l'occurrence !
D
Hors du commun, vraiment .<br /> merci nat
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J
Bravo pour ce reportage et surtout pour cette prison!!!<br /> Je suis vraiment très ému par cette initiative, mais ce sujet a tout pour prendre une autre dimension à travers le traitement d'un film documentaire, et je pense qu'un réalisateur comme Nuri Bilge<br /> Ceylan serait sans aucun doute très intéressé...
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S
Bravo pour ce bel article Nathalie et merci. Sylvie
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N
<br /> <br /> Merci Sylvie<br /> <br /> <br /> <br />