24 Mars 2011
Peu de temps après la réouverture de l'illustre pâtisserie Markiz à Istanbul en décembre 2003, je suis allée prendre le pouls des lieux.
Parmi les clients qui cherchent une place pour s'asseoir se trouve une vieille dame d'apparence charmante. La salle est alors pleine à craquer et lorsque la personne s'arrête devant ma table, je lui propose dans mon turc maladroit de l’époque de prendre place. Elle accepte en me répondant, dans un français absolument parfait, qu'elle attend plusieurs amies mais que visiblement elle est la première arrivée.
Détail d'un des panneaux art-nouveau de la pâtisserie Markiz à Istanbul
Je venais de faire la connaissance d'Evangelia, dite Eva, délicieuse dame d'origine grecque de 85 ans dont la famille habite Istanbul depuis sept générations. Ancienne cliente de la pâtisserie Markiz durant sa période glorieuse, elle n’aurait raté pour rien au monde ce rendez-vous qui lui rappelle tant de souvenirs.
Notre discussion se poursuit et cette femme me livre quelques pages de sa vie. Lorsque je lui dis à quel point son histoire m’intéresse, elle me propose de venir lui rendre visite à son domicile, invitation que j’accepte immédiatement, même si à l’époque, je ne savais pas encore qu’un jour, j’allais partager sur le net mon amour pour Istanbul et pour la Turquie.
Eva rencontrée à la pâtisserie Markiz
Me voilà donc installée quelques jours plus tard dans son petit salon rempli de souvenirs, prête à noter sur mon ordinateur qui m'accompagne pour l'occasion, un maximum de détails de la vie d'Eva.
Sa mère vendait des étoffes anglaises dans le magasin qu'elle avait acheté, situé sur la grande avenue de Pera - l'actuelle Istiklal Caddesi - au bas de l’escalier de la petite église grecque près de l'église Saint-Antoine.
L'église Saint-Antoine sur İstiklal Caddesi à Istanbul
A 3 ans, lors d’une querelle entre ses parents, elle se voit administrer une gifle par son père. Elle tombe du tabouret sur lequel elle est assise, lui-même posé sur le sofa. Dans sa chute, elle se casse la clavicule. Suite à cet accident, la mère d’Eva emballe dans un drap les quelques effets personnels du père et le renvoie manu militari. Depuis ce jour-là, Eva ne l’a plus jamais revu et n’a aucun souvenir de lui.
L’oncle Anthony, frère de sa mère, a fait fortune en Californie. Il envoie tous les mois des dollars à sa soeur qui en offre chaque fois un à sa fille. Eva se souvient d’ailleurs qu’à l’âge de 4-5 ans, quelqu’un lui vole dans la rue son billet d’un dollar qu’elle tient en main.
En novembre 1923, l’oncle écrit à l’Ambassadeur à Constantinople pour demander un visa afin d’envoyer Eva et sa mère le rejoindre en Californie. Mais la guerre éclate. Il leur propose alors de prendre un paquebot jusqu’à Mexico d’où il peut venir les chercher facilement en voiture. Sa mère refuse et finalement, le frère, fâché par ce refus, n’envoie plus d’argent.
La maman d’Eva se retrouve employée chez Kalivrusi, le très célèbre couturier du quartier, dont la boutique située au 272 de l'avenue de Pera accueille toutes les têtes célèbres.
La boutique de Kalivruzi - photo du net
Ses talents de couturière arrivent jusqu’aux oreilles des dernières sultanes pour lesquelles elle réalise robes et toilettes.
Eva se souvient avoir accompagné en taxi sa mère et trois petites mains pour faire les essais de robe à la reine d’Abyssie venue avec le roi à Dolmabahçe. Pendant les essais, elle jouait dans le jardin du palais. Souvenirs d'une autre époque…
Jardins du palais de Dolmabahçe
Après l'abolition du sultanat en 1922, le couturier n'a plus de clients, plus d'argent et met la clé sous le paillasson.
En 1927, Eva remporte le prix de Charleston à Athènes où elle vit un peu plus de deux semaines durant avec sa mère à l’hôtel Ambassadeur. C’est à cette période qu’a lieu un crack boursier où le fameux oncle d'Amérique perd les trois-quarts de sa fortune.
Eva qui parle un français absolument parfait a appris cette langue à l’école Notre-Dame-De-Sion qui se trouvait alors dans l’annexe près du Consulat d’Angleterre. De même, elle parle l’allemand, l’anglais, le grec bien entendu ainsi que l’italien, une langue qu’elle affectionne beaucoup. Bien qu'étant née en Turquie, elle n'apprendra le turc que bien plus tard...
Après sa scolarité à Notre-Dame-de-Sion, Eva poursuit ses études à l’école autrichienne. Elle grandit à Pera à une époque où les trois-quarts de la population du quartier sont grecs, même 100 % à Kurtuluş. A ce moment-là, les commerçants ne parlent pas en turc à Istanbul mais en grec….
Une belle rencontre que celle avec Eva
En 1938, Eva travaille à Galata avec 12 filles où elle gagne à l’époque 25 livres turques, elle a 20 ans. Elle se présente chez le patron de la banque austro-turque qui veut l’embaucher pour 100 livres. Celui-ci lui dit en allemand qu'il souhaite l'engager pour traduire les infos des commerciaux sur la situation du tabac. Elle lui répond que ce n’est pas possible car … elle ne parle pas le turc.
Le patron se fâche, se lève, et lui dit : Comment, vous êtes née ici et vous ne parlez pas le turc ? Il se calme, et lui redit : « Vous m’avez plu, je vous engage quand même mais promettez-moi d’apprendre le turc afin de pouvoir me traduire les documents d’ici un an ». Elle accepte, apprend la langue du pays au milieu de 120 turcs et de 6 étrangers, et reste un certain nombre d’années au service de cet établissement.
Eva s’est mariée deux fois. Son premier mari, Tourhan, turc de Salonique d’origine juive, est le plus jeune d'une famille de six garçons et d'une fille. Après des études de chimie en Allemagne, il devient professeur à l’université d’Istanbul. Elle habite avec lui et la mère de Tourhan un appartement de 320 m2 à Nişantaşı et une fille naîtra de leur mariage.
Son second mari est un allemand rencontré en 1958, venu trois ans plus tôt à Istanbul créer la succursale d'une société de produits pharmaceutiques. Eva ira en Allemagne pour la première fois avec lui en 1968. Lorsque je la rencontre, elle est veuve depuis 5 ans ½.
C'était à la pâtisserie Markiz, un après-midi de janvier 2004
Eva, un petit bout de femme mais une longue histoire… Je n’ai jamais oublié notre belle rencontre et cette tranche de vie istanbouliote qu'elle m'a fait revivre à travers ses souvenirs.