Faire connaître la Turquie et ses habitants avec les yeux d'une alsacienne qui y vit depuis 20 ans.

Du bretzel au simit

Les cinq semaines de Franz Liszt à Istanbul

Article publié partiellement sur http://www.lepetitjournal.com d'Istanbul le 12 avril 2019

Au XIXème siècle, Istanbul a attiré de nombreux artistes, peintres, écrivains tels Théophile Gauthier, Lamartine, Flaubert, Gérard de Nerval, mais aussi des musiciens, notamment le pianiste et compositeur hongrois Franz Liszt, qui a rêvé de l’Orient durant plus de 10 années avant de venir sur les rives du Bosphore.

En 1837, à l’âge de 26 ans, il a comme projet de rejoindre, en compagnie de la comtesse Marie d’Agoult qui partage sa vie, l'ancienne Constantinople en passant par le Danube et envisage d« instaurer la musique humanitaire dans l’Empire ottoman ». Ce voyage, qu’il propose à certains amis dont Victor Schoelcher et George Sand, de faire ensemble, n’aboutira pas, Marie d’Agoult tombant enceinte de leur troisième enfant.

Henri Lehmann (1814-1882)  - Portrait de Franz Liszt – Huile sur bois, 113 x 86 cm Paris,

Musée Carnavalet - Photo © RMN/Grand-Palais/Agence Bulloz

Durant ses tournées qui le mènent de 1839 à 1847 aux quatre coins de l’Europe, il n’oublie pas son rêve d’Orient. En janvier 1847, Franz Liszt, qui se trouve alors à Bucarest, demande à Lamartine de lui écrire une lettre de recommandation auprès du Grand Vizir de l’Empire ottoman, Reschid Pacha. Séparé de la mère de ses enfants, il arrive seul à Istanbul le 8 juin 1847 après deux jours de voyage au départ de Galati/Roumanie en passant par le Danube et la Mer Noire sur un bateau à vapeur, la tête remplie de récits de voyage de ses amis écrivains – surtout le « Voyage en Orient » de Lamartine - et des écrits de son amie la princesse Cristina Belgiojoso.

La capitale ottomane vit depuis une vingtaine d'année à l'ère des Tanzimat. Ces réformes, entreprises par le Sultan Mahmoud II et poursuivies par son fils et successeur Abdülmecid 1er, consistent à prendre pour modèle l'Europe afin de moderniser l'Empire, y compris au niveau de la musique et de la culture en général.

S.E. Reschid-Pacha, Ministre des Affaires étrangères de la Porte ottomane

Litographie de Thierry Frères, Cité Bergère, 1 Paris, vers 1846 Bagnères de Bigorre, médiathèque de la Haute-Bigorre, Fonds Alfred Roland. Album impérial et royal. Mission d’Orient. Terre Sainte, folio détaché, sans cote.

Le directeur général des musiques impériales ottomanes, Giuseppe Donizetti, frère du talentueux compositeur d'opéra italien Gaetano, œuvre en faveur de la réforme de la musique en proposant au sultan ainsi qu'aux classes les plus aisées en priorité des divertissements musicaux occidentaux. La presse écrite ottomane a fait état de l'arrivée de Liszt six mois avant et le 8 juin 1847, à peine débarqué, le pianiste se rend au palais de Çirağan situé au bord du Bosphore. En effet, le sultan Abdülmecid, âgé seulement de 24 ans, a demandé qu'il joue pour lui. Un piano de marque Érard, « dernier cri » de la production française, a été spécialement envoyé de Paris pour l'occasion.

Le Bosphore – la barque du Sultan (devant le Palais de Tcheragan) – L’Illustration, Journal universel, 27 novembre 1847 – Collection particulière

Le Bosphore – la barque du Sultan (devant le Palais de Tcheragan) – L’Illustration, Journal universel, 27 novembre 1847 – Collection particulière

Accueilli, selon un article publié dans le Journal de Constantinople, « de la manière la plus bienveillante et la plus distinguée » par le sultan, Liszt a d'abord droit à un concert instrumental et vocal alla franca donné par les musiciens du palais. Puis, c'est au tour du virtuose d'égrener sur les touches du piano Érard des œuvres, surtout lyriques de Rossini, Bellini et... Donizetti. Pour la petite histoire, rapportée d'ailleurs par Liszt lui-même au fabricant de l'instrument, ce dernier sera vendu 16000 piastres à un jeune homme du nom de Baldagi qui l'offrira à sa belle fiancée.

Giuseppe Donizetti, Directeur des musiques impériales ottomanes, portrait réalisé à l’initiative de son fils – Milan, Corbetta (litographie), 1857 – Cathédrale du Saint-Esprit, Istanbul

Caveau de la famille Donizetti où repose Giuseppe - crypte de la cathédrale du St-Esprit, Istanbul

Abdülmecid est sous le charme de l'interprétation du pianiste et souhaite le réentendre, dès le lendemain... Le musicien se rend d'abord chez Donizetti pour lui emprunter quelques partitions à interpréter, notamment les deux marches composées par ce dernier pour les sultans.

Son improvisation sur la Mecidiye Marşı, interprétée ce soir-là, deviendra la « Grande Paraphrase », offerte au sultan, puis éditée à Berlin. Liszt l’a achevée les 14 et 15 juin à Büyükdere où il demeura un temps chez les Franchini, une famille levantine bien connue dans le milieu de la diplomatie européenne. Il a perduré à Istanbul son habitude prise avec le public européen en adaptant son programme à l'actualité du lieu où il joue… et assure ainsi parfaitement sa communication.

Franz Liszt – Grande paraphrase de la marche de G. Donizetti, composée pour Sa Majesté le Sultan Abdul Medjid-Khan, Berlin, Schlesinger (S. 3427), 1848 New York, The Juillard School (Ruth Dana Collection, Peter Jay Sharp Special collections, vol. 2)

En guise de récompense pour les deux concerts donnés au Çirağan, le sultan lui offre de l'argent ainsi qu'une tabatière en émail avec brillants conservée à la Maison-Musée Liszt à Weimar/Allemagne.

L'artiste se voit aussi honoré de l'ordre impérial du Nichan İftikhar en diamants, titre honorifique mis en place par le sultan Mahmoud II à l'instar des coutumes occidentales. C'est en fait par l'intermédiaire de l'ambassade d'Autriche que Liszt a sollicité ce titre, pratique courante des compositeurs de passage à Constantinople à l'époque des Tanzimat, lorsque ceux-ci dédient un hommage musical au sultan. Reschid Pacha transmet ainsi le 30 juin une lettre en ce sens au secrétaire en chef de la Maison du sultan, le Mabéin, demande acceptée par écrit le lendemain.

Tabatière offerte par le sultan Abdulmedjit à Liszt – Argent, perles, diamants, verre, XIXème siècle – Weimar, Maison-Musée Liszt, Lkg/00468

Tabatière offerte par le sultan Abdulmedjit à Liszt – Argent, perles, diamants, verre, XIXème siècle – Weimar, Maison-Musée Liszt, Lkg/00468

La bibliothèque impériale de l'université d'Istanbul abrite de nos jours le manuscrit de cette Paraphrase signée par Liszt et offerte au sultan. Quant au bérat impérial – décret - qui confère à l’artiste le titre reçu, il se trouve au Goethe und Schiller Archiv de Weimar, de même que la lettre d'accompagnement émanant d'Ali Pacha, Ministre des Affaires Etrangères de la Sublime Porte.

Sultan Abdulmecid – Bérat pour la décoration de Liszt, juillet 1847, Weimar, Goethe und Schiller Archiv, 59/130, 12

Liszt a aussi composé à Büyükdere une transcription de l'Air « Cujus animam » du Stabat Mater de Rossini, peut-être même travaillé à celles de la Marche turque et du Choeur des derviches tourneurs des Ruines d'Athènes de Beethoven… Il donne aussi un concert dans la maison Stürmer à Büyükdere.

Le 18 juin, le compositeur revient sur Péra - l'actuel Beyoğlu - pour se produire dans une matinée musicale organisée à la salle Franchini. Le 28 juin, dans le même quartier, sur la Grande rue de Péra - aujourd’hui l'avenue İstiklal - c'est dans les salons de l'Ambassade de Russie, nouvelle bâtisse signée Gaspare Fossatti, aussi restaurateur de Sainte-Sophie, qu'il donne une matinée musicale organisée au profit des pauvres, une de ses habitudes « humanitaires ».

Programme du concert de Liszt du 28 juin 1847 au Palais de Russie (Péra) Publié dans le Journal de Constantinople. Echo de l’Orient, 26 juin 1847 – Bibliothèque nationale de France, JO-9649

Gaspare Fossati (1809-1883) Palais de Russie de Péra, vers 1847 – Aquarelle monochrome 31,5 x 45,5 cm – Bellinzona, Archives Nationales du Canton du Tessin

Gaspare Fossati (1809-1883) Palais de Russie de Péra, vers 1847 – Aquarelle monochrome 31,5 x 45,5 cm – Bellinzona, Archives Nationales du Canton du Tessin

Dans son cahier d'esquisses N5 conservé à Weimar où figurent déjà ses compositions de Büyükdere, Liszt ajoute fin juin 1847 à Péra, sa première version de la Fantaisie sur Ernani de Verdi. Il est hébergé là chez un marchand de musique d'origine hongroise, Alexandre Commendinger. Une plaque commémorative rappelle son séjour sur le mur de l'immeuble de la rue Nur-İ Ziya, en face du Palais de France où réside alors l'Ambassadeur, le Baron de Bourquene. Il relate n’avoir fréquenté ce dernier qu'à la fin de son séjour, vu les problèmes de santé de l'épouse de celui-ci. Liszt a également joué chez la baronne Testa et peut-être aussi à Üsküdar, dans le yalı de Fehti Pacha.

Plaque commémorative sur le mur de l'immeuble de la rue Nur-İ Ziya, en face du Palais de France d'Istanbul, rappelant le séjour de Franz Liszt

Plaque commémorative sur le mur de l'immeuble de la rue Nur-İ Ziya, en face du Palais de France d'Istanbul, rappelant le séjour de Franz Liszt

Durant son séjour à Constantinople, Liszt fait aussi avec le comte Zamyoski, ancienne connaissance parisienne, ainsi que la voyageuse anglaise Lady Harriet Kavanagh et quelques autres européens, une excursion de deux jours sur le côté asiatique. Celle-ci les mène notamment dans le village de Polonezköy, créé peu de temps auparavant par l'oncle du comte précité pour abriter une communauté d'exilés polonais ayant fui l'autorité de la Russie.

Quelques rares lettres écrites par le virtuose sur les rives du Bosphore et ultérieurement de Galati où il retournera après Constantinople permettent d'en savoir un peu plus sur ses impressions et occupations durant les cinq semaines passées dans la capitale ottomane.

Portrait de Liszt, vers 1840

Estampe d’après la litographie de 1838 (Eigenthum und Verlag der K.K. Hof – und priv. Kunst – und Musikalien-Handlung des Tobias Haslinger in Wien)  photo © BKP, Berlin

Pour plonger dans l'univers de Liszt à Istanbul et sur cette époque de profonde transformation au sein de l'Empire, en particulier dans le domaine de la musique, une visite s'impose à la galerie du lycée Notre-Dame de Sion où se tient jusqu'au 10 mai 2019 l'exposition « Les Orientales de Liszt » dont les commissaires sont le Dr. Nicolas Dufetel et Dr. Aylin Koçunyan.

Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867) Portrait de Liszt, 1839 (copie par Jean Coraboeuf, 1870-1947)Manuscrit, 62,5 x 42,5 cm – Original : Mine de plomb et rehauts de blanc, 31 x 23 cm, « Ingres à Madame d’Agoult/Rome 29 mai 1839 » (copie 23 x 19 cm) – Châteauroux, Musée Hôtel Bertrand, inv. 2013.0.50

Exposition ouverte tous les jours (sauf les dimanches) de 11h à 18h (19h30 les soirs de spectacle ou de concert) – Cumhuriyet Cad. No 127Harbiye/Istanbul

Sources pour la rédaction de cet article : le catalogue de l'exposition et les recherches de Nicolas Dufetel (articles « Itinéraire de Nohant à Constantinople » « Liszt à Constantinople », « La Vie musicale à Péra au XIXe siècle »).

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
H
Un article et ses illustrations, passionnants au possible, sur un épisode que je ne connaissais. Voici ma lacune lamentable effacée...ou presque. Merci infiniment et de ce clic, le met en exergue sur ma page Facebook.<br /> Bien à vous.<br /> <br /> Cordialement.
Répondre
N
On apprend tous les jours, il en fut de même pour moi concernant Liszt et en particulier son séjour à Istanbul... Merci
S
Quel niveau ! quelle habile invitation à visiter la galerie de Sion !....Merci et bisous.
Répondre